Des voix influentes de la sphère publique canadienne critiquent les modifications apportées en 2023 à la Loi sur les langues officielles (LLO) qui exigent que les tribunaux fédéraux, y compris la Cour suprême du Canada (CSC), entendent les affaires en anglais et en français sans l’aide d’un interprète.
Certains allèguent que le bilinguisme obligatoire à la CSC est excessivement rigide puisqu’il exclut les juristes qui ne maîtrisent pas les deux langues officielles. D’autres avancent que l’exigence du bilinguisme modifie de manière inconstitutionnelle la composition de la CSC.
En tant que professeurs de droit et de science politique, nous menons des recherches qui traitent de l’accès aux institutions fédérales dans les deux langues officielles. À notre avis, il est clair que ces critiques déforment les réalités historiques, pratiques et constitutionnelles propres au bilinguisme au sein du système juridique canadien et à la CSC.
Read more: La Cour suprême du Canada a tort de ne pas traduire ses décisions rendues avant 1970
Conformité aux aspirations du Parlement
Les modifications de 2023 à la LLO s’inscrivent dans une vision plus large du Parlement à l’égard de la Cour suprême. Lors de la dernière réforme de la Loi en 1988, entreprise par le gouvernement de Brian Mulroney, le Parlement a reconnu le caractère temporaire de l’exemption des exigences de bilinguisme pour la CSC afin de laisser le temps à la profession juridique du Canada de s’y adapter. Les modifications récentes reflètent cette intention législative antérieure et répondent à cette aspiration.
Idées fausses sur le bilinguisme
Les critiques soutiennent à tort que l’exigence de bilinguisme aurait eu pour effet de disqualifier des juges de l’Alberta, comme l’ancienne juge en chef Beverley McLachlin et le juge Russell Brown. C’est faux : tous deux sont parfaitement bilingues et travaillaient très bien dans les deux langues officielles. Par ailleurs, la juge en chef McLachlin est devenue bilingue à l’âge adulte, tout comme le juge Malcolm Rowe, premier juge de la CSC de Terre-Neuve-et-Labrador.
Aujourd’hui, les neuf juges de la CSC maîtrisent l’anglais et le français, ce qui prouve que le bilinguisme n’est ni une norme impossible à respecter ni un obstacle à la sélection de candidats qualifiés.
Le bassin de juristes bilingues au Canada est bien plus vaste que ne le laissent entendre les critiques. Bon nombre d’avocats de l’Ouest canadien acquièrent une compétence dans les deux langues officielles grâce aux excellents programmes bilingues offerts dans les facultés de droit de l’Université d’Ottawa, l’Université du Manitoba, l’Université de la Saskatchewan et l’Université de Calgary.
Les statistiques sur le bilinguisme dans la population en général ne correspondent pas à la réalité de la profession juridique, où cette compétence est à la fois recherchée et activement cultivée.
Read more: La réforme de la Loi sur les langues officielles : un pari prometteur, mais périlleux
Promotion de l’inclusion par le bilinguisme
Contrairement à ce que prétendent les critiques, le bilinguisme n’est pas une barrière absolue aux nominations à la CSC. Au contraire, il encourage les juristes à embrasser la dualité linguistique du Canada afin de servir tous les justiciables canadiens dans les deux langues officielles.
Cette norme reflète l’engagement du Canada en faveur de l’équité et de l’inclusion dans un système juridique bilingue. Le bilinguisme des juges actuels et passés prouve qu’il s’agit d’une compétence raisonnable et réalisable pour ceux et celles qui aspirent à siéger au plus haut niveau judiciaire.
Interprétation erronée des dispositions constitutionnelles
Les critiques affirment de manière erronée que la nouvelle exigence de bilinguisme de la LLO contrevient à l’article 41(d) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette position ne résiste toutefois pas à l’analyse, car l’article 41(d) protège la “composition de la Cour suprême du Canada”, et non les conditions d’admissibilité des juges. Il est à noter que les modifications apportées à la LLO en 2023 ne modifient en rien la composition de la CSC ; elles améliorent plutôt l’équité en veillant à ce que tous les juges puissent contribuer pleinement à l’administration de la justice fédérale.

Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.
L’analyse de l’affaire Nadon de 2014 proposée par les critiques est en outre mal fondée. Cette décision portait en effet sur la préservation de la représentation et des traditions juridiques distinctes du Québec à la CSC. L’exigence de bilinguisme prévue dans la LLO appuie cet objectif en veillant à ce que les juges puissent traiter des litiges relevant des traditions de common law et de droit civil dans leur langue d’origine, renforçant ainsi le rôle constitutionnel de la CSC dans un système juridique bilingue et bijuridique.
Composante essentielle du système judiciaire canadien
Les critiques allèguent que le bilinguisme judiciaire est un caprice inconséquent. C’est tout le contraire. La Constitution commande que la justice canadienne soit accessible et administrée dans les deux langues officielles. Les lois fédérales — à l’instar de nombreuses lois provinciales et territoriales — sont promulguées en anglais et en français, les deux versions faisant également autorité.
Les affaires portées devant la CSC comprennent souvent des documents clés dans leur langue d’origine, qui ne sont pas traduits pour les juges unilingues (comme la preuve documentaire, la transcription des procès et les mémoires). Sans compétence bilingue, les juges risquent de manquer des nuances essentielles, ce qui compromet leur capacité à comprendre pleinement les arguments qui leur sont présentés et au final à rendre des décisions justes.
Soutien massif aux institutions fédérales bilingues
Les critiques exhortent les conservateurs de Pierre Poilievre à abroger l’exigence de bilinguisme de la LLO. Ce faisant, ils semblent ignorer que M. Poilievre et son parti ont soutenu à l’unanimité le projet de loi C-13 et la nouvelle LLO.
La Chambre des communes a en effet adopté le projet de loi en mai 2023 grâce au soutien massif de tous les partis qui s’est exprimé par 301 votes en faveur du projet de loi ; un seul député libéral a voté contre. Ce consensus indique une large reconnaissance de l’importance de renforcer le bilinguisme au sein des institutions fédérales.
Pour conclure, l’exigence de bilinguisme à la CSC témoigne de l’engagement du Canada envers la dualité linguistique et juridique. Elle s’aligne sur les principes constitutionnels du pays et sur des décennies d’élaboration de politiques. Loin d’être une contrainte d’exclusion, elle établit une norme fondée sur le mérite qui garantit que les juges peuvent interagir de façon significative avec les Canadiens et Canadiennes, et ce, tant en anglais qu’en français.