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Un homme entouré d'autres hommes pointe l'horizon.
Elon Musk s'entretient avec le président élu Donald Trump avant le lancement du sixième vol d'essai de la fusée SpaceX Starship mardi 19 novembre 2024. (Brandon Bell/Pool via AP)

DOGE, X et la broligarchie : le jeu de pouvoir d’Elon Musk

Quel est le véritable objectif d’Elon Musk ? Avec sa nomination au ministère de l’efficacité gouvernementale, il est difficile d’écarter même les scénarios les plus improbables. Une photo du milliardaire aux côtés de Nigel Farage, figure de la droite de Reform UK, devant un portrait de Trump, illustre que ses initiatives disruptives pour la démocratie ne sont pas terminées.

Ce projet semble désormais s’inscrire à l’échelle internationale.

L’excentrique homme d’affaires, célèbre pour ses stratégies imprévisibles, a misé gros sur Twitter, rebaptisé « X », pour s’imposer comme l’unique alternative viable aux médias d’information qu’il juge désuets.

Pendant que le quatrième pouvoir s’effrite à mesure que la confiance du public envers le journalisme diminue, Musk en profite pour gonfler son influence. Les autres piliers de la démocratie (législatif, judiciaire et exécutif) apparaissent comme les prochaines cibles à conquérir et à transformer pour ce milliardaire iconoclaste.


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En tant que professeures associées à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, nous explorons dans cet article les disruptions qu’Elon Musk inflige au secteur des médias après avoir façonné la conversation politique américaine.


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Il l’a fait pour le « lol » : l’humour destructeur de Musk

De Reddit à X en passant par 4Chan, la figure du troll, en tant qu’un élément disrupteur des communautés en ligne, partage des similitudes frappantes avec les approches communicationnelles adoptées par Elon Musk.

L’acquisition de Twitter, transformé en un véritable « jouet médiatique », peut être interprétée comme un acte provocateur réalisé for the lulz. Cette expression, issue des premières communautés en ligne, traduit l’idée de semer le chaos pour le plaisir. Bien que cet achat paraissait irrationnel à première vue, il reflète une constante dans les actions de Musk : la transgression et la subversion des normes établies.

Plus qu’un simple investissement financier, cette acquisition revêt dorénavant une dimension symbolique et incarne une volonté de redéfinir les règles du jeu. Depuis plus de 30 ans, Musk évolue dans un univers technologique où il prône une forme de hacking des systèmes en place.


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Sa posture, comme celle de certains trolls, s’aligne sur une conception libertarienne que les anthropologues américains Gabriella Coleman et Alex Golub décrivent comme un refus radical de toute forme de coercition ou de régulation extérieure. Marqué par l’esprit hacker des débuts de l’Internet, typique de nombreuses figures de la génération X, Musk ancre ses projets dans une alliance singulière de provocation, d’innovation et d’idéologie libertarienne.

Éroder le quatrième pouvoir

Pour l’entrepreneur rien n’est sacré. À travers ses publications polémiques qui rallient ses admirateurs et provoquent les journalistes, Musk déploie une boucle de feedback entre médias numériques et médias d’information.

Cette rétroaction, que la chercheuse américaine en études des médias Whitney Philipps a utilisé pour expliquer les interactions entre Anonymous et Fox Media, montre comment la provocation alimente les discours médiatiques. Elle consolide également la position des communautés en ligne qui se sentent marginalisées par les médias d’information.

Dans le rôle du provocateur en chef, Musk s’attaque aux institutions et construit un « Nous » exclu, que le quatrième pouvoir ne représenterait plus, mais qui trouve enfin une tribune sur X.


L’expertise universitaire, l’exigence journalistique.

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Dans le contexte postélectoral américain, marqué par une rhétorique opposant « le peuple » aux élites, Musk s’empare de ce discours populiste pour renforcer son influence. Mais de quelles élites parle-t-on vraiment ? Celles de gauche ? Lui-même appartient aux élites qu’il prétend combattre.

À ses millions d’abonnés, il martèle régulièrement que les legacy media (ou médias traditionnels) ne sont pas seulement obsolètes, mais aussi malhonnêtes. Ce message repose sur une mise en scène mêlant fanfaronnades et provocations : menaces à des dirigeants étrangers, défis absurdes et mèmes.

Cette approche séduit particulièrement les Musk fanboys, des admirateurs fervents qui le perçoivent à la fois comme un génie visionnaire et un justicier numérique capable de piétiner le protocole social et de réinventer les dynamiques médiatiques.

Musk et la broligarchie : l’élite masculine richissime de la Tech

Dans le sillage des provocations orchestrées par Elon Musk, prend forme un cinquième pouvoir intégrant le modèle de la « broligarchie ».

Ce néologisme combine les termes « bro », renvoyant à une camaraderie masculine décontractée (associée ici à la culture masculine des start-up), et « oligarchie », désignant l’élite de la Silicon Valley qui domine les sphères médiatiques, économiques et culturelles. Ce pouvoir se caractérise par une posture disruptive, mêlant à l’innovation technologique une certaine désinvolture teintée d’irrévérence, laquelle redéfinit les règles des interactions sociales.

Dans cette broligarchie émergente, particulièrement visible depuis les élections américaines de 2024, Musk recrée l’esprit de la célèbre PayPal Mafia. Ce groupe, composé d’anciens dirigeants de PayPal, incluait des figures influentes telles que Peter Thiel, fondateur de Palantir. Cette dynamique a même conduit The Economist à affirmer que la PayPal Mafia, constituée de « tech bros » de droite, aurait maintenant pris le contrôle du gouvernement américain.

Thiel, après avoir soutenu la campagne de Donald Trump en 2016 avec un don de 1,25 million de dollars, a joué un rôle clé dans l’équipe de transition présidentielle. Par la suite, il a investi 10 millions de dollars dans le super PAC de J.D. Vance, contribuant à son ascension à la vice-présidence. Thiel joue actuellement un rôle stratégique dans l’infiltration des cercles de pouvoir, notamment à la Maison-Blanche.

De son côté, son comparse Joe Lonsdale a créé et financé l’America PAC, un super PAC par lequel Musk a acheminé ses fonds de campagne, tout en évoquant son fantasme d’un gouvernement dirigé par ses amis tech les plus brillants.

Cette confrérie se renforce à travers des initiatives stratégiques. Le 7 novembre, Anthropic et Palantir Technologies ont dévoilé un partenariat avec Amazon Web Services (AWS) pour offrir aux agences américaines de renseignement et de défense un accès privilégié aux modèles d’intelligence artificielle Claude 3 et 3.5. Ainsi, le rôle prépondérant des entreprises technologiques dans les décisions stratégiques et militaires des États-Unis est consolidé.

Le retour sur investissement est évident : le prix de l’action de Palantir Technologies a bondi de quelque 25 % depuis. Les dons massifs d’autres tech bros pour l’investiture de Donald Trump s’accumulent alors, affirmant cette broligarchie où la fraternité, le rire et la provocation deviennent des outils de domination… masculine.

Un cinquième pouvoir décentralisé et broligarchisé

Au début du millénaire, certains imaginaient qu’à mesure que les consortiums médiatiques concentraient leur pouvoir et que les influences politiques devenaient omniprésentes, une force citoyenne émergerait grâce à l’expression libre offerte par les médias sociaux. Ce cinquième pouvoir qu’un penseur comme Ignacio Ramonet imaginait décentralisé et accessible à tous, possédait les atouts pour redistribuer les cartes de l’espace public.

Cependant, il a été détourné. Au lieu de s’appuyer sur des dynamiques participatives, ce pouvoir s’est constitué autour d’une élite technocratique qui exploite à son profit les devises décentralisées comme les cryptomonnaies, dont le DOGEcoin.

Dans ce chaos calculé, le DOGEcoin symbolise une vision singulière où la décentralisation des pouvoirs économiques est un jeu à la faveur des mieux nantis. En promouvant cette cryptomonnaie sur X, Musk exploite l’économie de l’attention pour façonner les priorités des masses et renforcer son influence sur les mouvements de capitaux.

Autre clin d’œil à la culture numérique : après discussions entre Trump et Musk, le ministère que le président américain veut confier à son nouvel ami, sera connu sous l’acronyme de DOGE, pour Department of Government Efficiency. L’idée selon laquelle l’économie et la politique américaines sont réduites à des mécanismes performatifs et spectaculaires n’en est que renforcée.

Ce jeu de provocation, où les frontières entre sérieux et dérision s’effacent, illustre une dynamique contemporaine où le pouvoir s’épanouit à l’aune de la confusion et au détriment de l’attention collective.

Avec un bureau dans le gouvernement américain, le pouvoir de diffusion médiatique et la possibilité de créer sa propre monnaie hors des systèmes bancaires, le cinquième pouvoir est né. Mais, plutôt que de marquer un progrès social en décentrant le pouvoir politique, c’est une nouvelle hiérarchisation du pouvoir qui se dessine, constituée d’hommes milliardaires, et pour qui gouverner est un spectacle.

La communication politique doit désormais se faire dans la confusion à coup de « shitposting » et juste pour le lol.