Menu Close
Une grande pieuvre nage le long des rochers, les bras étendus.
Une pieuvre commune (Octopus vulgaris) au large de la Croatie, dans la mer Méditerranée. (Reinhard Dirscherl/ullstein bild via Getty Images)

Les pieuvres et leurs semblables : que savons-nous de la conscience de ces créatures uniques ?

Nous l’avons appelée Squirt [mot qui signifie « gicler » mais aussi « petit morveux »], non pas parce que c’était la plus petite des 16 seiches du bassin, mais parce que quiconque avait l’audace de la transporter dans un endroit à part pour l’étudier risquait d’être trempé. La précision de visée de Squirt était notoire.

En tant que spécialiste de la psychologie comparée, j’ai l’habitude de subir les assauts de mes sujets d’expérience. J’ai été piquée par des abeilles, pincée par des écrevisses et frappée par des pigeons indignés. Mais avec Squirt, ce n’était pas la même chose. Quand la seiche nous regardait avec ses pupilles en forme de W, il semblait clair qu’elle complotait contre nous.

Un invertébré brun et blanc nage au-dessus des rochers et des algues.
Une seiche commune (Sepia officinalis) dans le parc naturel d’Arrábida au Portugal. (Diego Delso/Wikipedia), CC BY-SA

Évidemment, c’est de l’anthropomorphisme. La science ne dispose pas encore des outils nécessaires pour savoir si les seiches ont des états émotionnels ou si elles sont capables d’une expérience consciente, et encore moins de sombres complots. Mais il est indéniable que les céphalopodes – la classe d’invertébrés vivant dans l’océan qui comprend la seiche, le calmar et la pieuvre – ont quelque chose de particulier.

Plus les scientifiques en apprennent sur les aptitudes cognitives des céphalopodes, plus on entend des voix s’élever pour réclamer un traitement mieux adapté à leur niveau d’intelligence. Les États de Californie et de Washington ont proscrit l’élevage de pieuvres en 2024. Hawaï envisage de prendre des mesures similaires, et une interdiction de l’élevage de pieuvres ou de l’importation de viande de pieuvre d’élevage a été présentée au Congrès.


Read more: Les pieuvres sont intelligentes : il ne serait pas éthique d’en faire l’élevage


Un projet d’élevage de pieuvres dans les îles Canaries, en Espagne, suscite l’opposition de scientifiques et de défenseurs du bien-être des animaux.

Ces détracteurs invoquent de nombreux arguments, notamment le risque de rejet de déchets, d’antibiotiques ou d’agents pathogènes par les installations d’aquaculture. Mais en tant que psychologue, je considère l’intelligence comme la partie la plus intrigante de l’équation. Quel est le niveau d’intelligence des céphalopodes ? Après tout, l’élevage de poulets et de vaches est légal. La pieuvre serait-elle plus intelligente que la dinde ?

Une pieuvre orange vif attachée au bras d'un véhicule de recherche sous-marine.
Une pieuvre des profondeurs examine un bras robotisé du navire de recherche submersible ALVIN. ("NOAA"), CC BY

Un groupe nombreux et diversifié

Les céphalopodes sont une importante classe de mollusques qui comprend les coléoïdes – seiches, pieuvres et calmars – ainsi que les nautiles. La taille des coléoïdes varie beaucoup, allant du calmar pygmée qui ne mesure que quelques millimètres de long (Idiosepius) aux plus grands invertébrés vivants, le calmar géant(Architeuthis) et le calmar colossal(Mesonychoteuthis), qui peuvent atteindre plus de 12 mètres de long et peser plus de 450 kilos.

Certaines de ces espèces vivent seules dans l’obscurité des profondeurs de l’océan. D’autres vivent en société dans des récifs coralliens ensoleillés et grouillants de vie. Beaucoup de ces animaux sont d’habiles chasseurs, mais d’autres se nourrissent passivement de débris flottants. En raison de cette énorme diversité, la taille et la complexité du cerveau et les comportements des céphalopodes sont également très variés.

Presque toutes nos connaissances sur la cognition des céphalopodes proviennent de l’étude approfondie de quelques espèces. Lorsqu’on s’intéresse au bien-être d’une espèce particulière de pieuvre en captivité, on ne doit pas recourir à des données recueillies auprès d’un parent éloigné sur le plan de l’évolution.

Le biologiste marin Roger Hanlon explique la structure distribuée du cerveau des céphalopodes et la manière dont ils utilisent cette puissance neuronale.

Comment mesurer une forme distincte d’intelligence

L’intelligence est extrêmement ardue à définir et à mesurer, même chez les humains. La difficulté croît de façon exponentielle lorsqu’il s’agit d’étudier des animaux dont les capacités sensorielles, motivationnelles et de résolution de problèmes diffèrent considérablement des nôtres.

Par le passé, les scientifiques ont surtout tenté de déterminer si les animaux pensaient comme les humains, sans tenir compte de leurs aptitudes différentes des nôtres. Pour éviter ce problème, les chercheurs ont essayé de trouver des mesures objectives des capacités cognitives.

Pour ce faire, on peut s’attarder à l’évaluation de la taille du cerveau par rapport à celle du corps. L’espèce de pieuvre la plus étudiée, Octopus vulgaris, possède environ 500 millions de neurones, ce qui est relativement important pour sa petite taille et similaire à un étourneau, à un lapin ou à une dinde.


L’expertise universitaire, l’exigence journalistique.

Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Des mesures plus précises peuvent inclure la taille, le nombre de neurones ou la surface de structures cérébrales déterminées, qu’on considère comme importantes pour l’apprentissage. Ces données sont utiles chez les mammifères, mais le système nerveux de la pieuvre est conçu de manière tout à fait différente du nôtre.

Plus de la moitié des neurones d’Octopus vulgaris, soit environ 300 millions, ne se trouvent pas dans le cerveau, mais sont répartis dans des « mini-cerveaux », ou ganglions, dans ses bras. Dans le cerveau central, la plupart des neurones sont dédiés au traitement visuel, laissant moins d’un quart des neurones pour d’autres processus tels que l’apprentissage et la mémoire.

Chez d’autres espèces de pieuvres, la structure générale est similaire, mais la complexité varie. Les rides et les plis du cerveau augmentent sa surface et peuvent améliorer les connexions neuronales et la communication. Certaines espèces, notamment celles qui habitent des récifs, ont des cerveaux plus ridés que celles qui vivent dans les abysses, ce qui laisse supposer qu’elles possèdent une plus grande intelligence.

Attendre sa collation

La structure du cerveau n’étant pas une mesure infaillible de l’intelligence, les tests comportementaux peuvent fournir des données intéressantes. Le camouflage visuel est l’un des comportements très complexes qu’adoptent de nombreux céphalopodes. Ils peuvent ouvrir et fermer de minuscules sacs situés juste sous leur peau, qui contiennent des pigments colorés et des réflecteurs, dévoilant ainsi des couleurs précises. L’Octopus vulgaris possède jusqu’à 23 250 chromatophores, ou sacs de pigments, dans un seul centimètre carré de peau.

On pense que la seiche commune (Sepia officinalis), comme de nombreux céphalopodes, est daltonienne. Mais elle peut utiliser son excellente vision pour produire une gamme étonnante de motifs sur son corps en guise de camouflage. La seiche géante, Sepia apama, se sert de ses chromatophores pour communiquer en créant des motifs qui attirent les partenaires et repoussent les agresseurs. Cette capacité s’avère également utile pour la chasse : de nombreux céphalopodes sont des prédateurs en embuscade qui se fondent dans le décor et peuvent appâter leurs proies.

L’apprentissage et la mémoire sont les caractéristiques principales d’un comportement intelligent, et il existe de nombreuses preuves que certaines pieuvres et seiches apprennent d’une manière comparable à ce qu’on observe chez les vertébrés. La seiche commune(Sepia officinalis), la pieuvre commune(Octopus vulgaris) et la pieuvre de récif (Octopus cyanea) peuvent toutes former des associations simples, comme comprendre quelle image sur un écran prédit l’apparition de nourriture.

Certains céphalopodes sont capables de formes d’apprentissage plus complexes, telles que l’apprentissage avec inversion, en adaptant leur comportement lorsque différents stimuli signalent une récompense. Ils peuvent aussi réfréner des réactions impulsives. Ainsi, dans le cadre d’une étude réalisée en 2021, on a donné à des seiches communes le choix entre un goûter de crabe, moins apprécié mais obtenu immédiatement, et des crevettes vivantes, un mets qu’elles adorent, mais qui nécessitait une attente de leur part. De nombreuses seiches ont préféré attendre les crevettes.

Une seiche participe à une expérience adaptée du « test de la guimauve » de Stanford, qui sert à déterminer si les enfants sont capables de pratiquer la gratification différée.

Pousser plus loin le bien-être animal

Compte tenu de ce que l’on connaît des structures cérébrales, des systèmes sensoriels et de la capacité d’apprentissage des céphalopodes, il semble que leur intelligence en tant que groupe soit comparable à celle des vertébrés. Sachant que de nombreuses sociétés ont établi des normes de bien-être pour les souris, les rats, les poulets et d’autres vertébrés, la logique voudrait qu’on envisage une réglementation imposant un traitement sans cruauté des céphalopodes.

Ces règles stipulent généralement que les conditions de vie d’espèces détenues en captivité doivent favoriser le bien-être et le comportement naturel de l’animal. Ce point de vue a conduit certains États américains à interdire les cages où les poules pondeuses vivent confinées et les cages trop étroites pour que les truies gestantes puissent se retourner.

Les réglementations en matière de bien-être animal concernent rarement les invertébrés, mais des lignes directrices relatives aux soins et à l’utilisation des céphalopodes en captivité ont commencé à voir le jour depuis une dizaine d’années. En 2010, l’Union européenne a exigé qu’on tienne compte des aspects éthiques lorsqu’on a recours à des céphalopodes à des fins de recherche.

En 2015,AAALAC International, une organisation internationale d’accréditation pour la recherche éthique sur les animaux, et la Fédération des associations européennes de science des animaux de laboratoire ont promu des lignes directrices pour les soins et l’utilisation des céphalopodes dans la recherche. Les Instituts nationaux de la santé des États-Unis envisagent d’adopter des lignes directrices similaires.

L’esprit distinct des pieuvres et de leurs semblables est fascinant, notamment parce qu’il constitue un miroir qui nous permet d’évaluer des formes d’intelligence plus familières. Pour décider quelles espèces méritent une considération morale, il faut sélectionner des critères, tels que le nombre de neurones ou la capacité d’apprentissage, afin d’éclairer nos choix.

Une fois ces critères définis, il serait bon d’examiner comment ils s’appliquent aux rongeurs, aux oiseaux et aux poissons qui sont davantage présents dans nos vies.

This article was originally published in English